Entretien d'Aurore Mréjen avec Didier CROS à propos du film " La Disgrâce "

Extrait de la revue "Rééducation Orthophonique" - N° 283 - septembre 2020
Entretien réalisé pour la journée d'étude du 5 juin 2019 à l'université Paris Diderot sur le thème : " La rencontre cinématographique avec autrui "


Entretien avec Aurore Mréjen à propos
du film de Didier CROS " La Disgrâce "


Didier CROS Réalisateur, auteur de La gueule de l’emploi (2011) et Sous surveillance (2012) 

Aurore MREJEN Docteure en Philosophie Chercheuse au LCSP (Laboratoire du Changement social et politique - Paris Diderot) Chargée de cours à Paris Diderot 

Résumé
Le film « La Disgrâce » est le récit de Gaëlle, Patricia, Jenny, Stéphane et Guilhem, tous les cinq gravement traumatisés de la face. Le réalisateur, Didier Cros, leur a proposé une séance de photo dans le célèbre studio Harcourt puis leur a donné la parole dans un face-à-face avec le spectateur et avec eux-mêmes. C’est une réappropriation du regard sur soi. L’occasion de s’offrir une revanche, alors que l’on n’est pas regardé avec respect et considération. Mots-clés : traumatisme facial, visage défiguré, regard de l’autre, identité, documentaire, photographie. 


Avant-propos par Stéphane V.

Lorsque Didier Cros est venu me proposer son étrange projet de documentaire, j’avais déjà commencé à partager un peu mon expérience de vie autour de la maladie, et de la transformation de mon visage, principalement à travers l’écrit. !
Aucun hasard dans le choix de ce média, puisqu’il contournait parfaitement bien le problème de mon apparence si profondément modifiée. Alors ça n’a pas été si simple d’accepter de m’impliquer avec autant de visibilité dans la diffusion d’un message crucial pour nous, les « disgraciés » de la beauté.

C’est l’idée de « détourner » une séance de portrait photo chez Harcourt, la fabrique d’une esthétique si particulière, qui m’a convaincu de m’engager pleinement dans ce projet. Le parti pris un peu radical de Didier s’est révélé parfait pour mettre en lumière la profondeur des mécanismes qui construisent et surtout limitent l’idée qu’on se fait d’un beau visage.
Montrer la construction éphémère d’une beauté artificielle, celle de la séance photo, pour mettre en lumière une société qui démolit ceux dont l’apparence est très différente du modèle idéal, celui des médias. Avant d’avoir vu les premières images de ce film, je doutais franchement que le sujet puisse intéresser d’autres gens que les personnes directement concernées, leur entourage et les professionnelles qui nous accompagnent au long cours. Après une trentaine de sélections en festivals et six récompenses, le doute n’est plus permis : c’est un grand film qui n’a pas fini de faire parler de lui, de nous et surtout de tous ceux qui souffrent encore dans l’ombre…


Entretien avec Aurore Mréjen à propos du film de Didier CROS :


Au cœur de ce film, les hommes et les femmes que l’on regarde avec difficulté. Ceux sur qui les enfants s’interrogent à haute voix sans retenue, ceux qui suscitent une curiosité malsaine et dont on se moque parfois. Nos semblables, mais des personnes que l’on observe du coin de l’œil faute d’avoir le courage de les regarder en face. Ce film donne la parole aux faces détruites, aux identités déglinguées par le hasard ou la destinée. Figures malformées de naissance, visages ravagés par les accidents de la vie. Comment vivre sous le poids de la différence ? Par quoi doit-on passer pour accepter ce que l’on est et le faire admettre aux autres ? Qu’est-ce que la singularité la plus dérangeante peut nous dire de notre humanité commune ?
Ce film est un face-à-face. Un face-à-face des témoins avec les spectateurs, et des témoins avec eux-mêmes. Le lieu de l’expression de cette parole n’est pas un endroit comme un autre. Il s’agit du mythique studio de photographie français : « Harcourt » qui, depuis 1934, a vu défiler sur ses plateaux des stars du monde entier. Le temple du glamour, le sanctuaire de la beauté. Ce qui va se jouer lors de cette séance photo avec chacun des témoins de ce film, c’est la réappropriation du regard sur soi. L’occasion de s’offrir une revanche, alors que l’on n’est pas regardé avec respect et considération.

Aurore Mréjen : Votre film traite de la défiguration. Très peu de films abordent cette question, et ce sont la plupart du temps des fictions (par exemple Les yeux sans visage de Georges Franju, Elephant Man, de David Lynch). Pourquoi avez-vous choisi le documentaire et quelle est la singularité du documentaire par rapport à la fiction pour traiter de cette question ?

Didier Cros : J’ai choisi le documentaire pour toutes les questions que j’ai traitées. Je ne fais pas de films de fiction, même si on me l’a proposé. J’ai toujours préféré le documentaire car je me suis toujours senti plus à l’aise avec la question du réel. Peut-être faut-il déjà vous raconter l’origine du film. On se pose toujours la question de la bonne distance quand on fait un film documentaire. Et lorsqu’on parle de défiguration ou de blessure du visage, le questionnement devient très aigu. Quelle est la bonne place de la caméra face à un visage très abîmé ? Faut-il tout mettre lointainement à distance pour mieux entendre la parole ou au contraire adresser au spectateur une réalité plus crue ? Doit-on faire ressentir l’impact du regard d’autrui sur les blessés du visage ? Ce sont des questions très complexes. Mais je n’aurais certainement pas fait ce film si je n’avais pas eu une raison personnelle. Il se trouve que ma sœur est handicapée mentale depuis la naissance et qu’elle a aussi un visage très abîmé. Ce sont donc pour moi des environnements familiers. Indépendamment du handicap mental – j’ai fait plusieurs films sur ce thème – je me suis dit, un jour où je revenais du centre où elle était en Belgique, qu’il y avait vraiment quelque chose à faire sur cette question de l’image de soi et du regard de l’autre sans y introduire la dimension psychiatrique.
Cela n’a pas été simple de convaincre une chaîne de télévision de faire cela – c’est France 2 qui a produit le film –, parce que les chaînes de télévision sont à la fois demandeuses de choses nouvelles et en même temps inquiètes à l’idée que le spectateur soit confronté à des thématiques difficiles, dont celle-ci. D’autant plus que la question de la défiguration est à mon sens l’un des derniers tabous. Un tabou parce que la défiguration nous renvoie à quelque chose de viscéralement dérangeant. Aussi, il existe des dizaines de milliers de blessés du visage, mais on ne les voit jamais ou quasiment jamais.
Les personnes concernées se cachent parce que la société les cache. Donc à partir de là mon interrogation a été la suivante : de quelle manière j’essaye de montrer cela ?
Et l’approche naturaliste m’a parue absolument inadaptée. Paradoxalement, je pense que la question du voyeurisme se serait posée si j’avais été dans un rapport assez direct au réel, parce que c’était une position bien confortable pour le spectateur. Sans prise de risque pour lui, sans implication.
Je pense que si la « rencontre » est réussie avec un film, le voyeurisme disparaît. Si l’on arrive à impliquer d’une manière ou d’une autre le spectateur, le rapprochement se fait. Et si j’avais mis, pour des raisons faussement éthiques, tout cela à distance dans un rapport au réel assez direct, sans chercher un dispositif, une mise en scène spécifique dans une captation un peu directe du réel, j’aurais eu beaucoup plus de chances de me retrouver avec un regard voyeuriste.
J’ai préféré une approche plus stylisée, et qui supposait pour moi d’impliquer le spectateur. L’idée était que le spectateur se questionne autant sur lui-même que sur la destinée de ceux qu’il découvre à l’image. J’ai donc imaginé une rencontre particulière pour ce film. Tous les témoignages des personnes abîmées du visage sont recueillis lors d’une séance photo au Studio Harcourt. On suit le déroulement de la séance photo de chacun, et les témoins offrent leur parole face au miroir de la salle de maquillage. C’est une façon de mettre le spectateur un peu à égalité avec le trouble que eux subissent à cause de nos regards. En ce sens, le film pose une forme de proximité et de questionnement avec le spectateur. Et je tenais vraiment à cela.

A M : En quoi le dispositif du miroir a-t-il contribué à libérer leur parole ?

D C : Le miroir permet plusieurs choses : d’une part, les personnes se regardent comme nous les voyons, et l’axe du regard est souvent celui de la caméra – la caméra se trouve un peu dans la perspective du regard de la personne qui s’exprime face au miroir. C’était vraiment intéressant, non seulement du point de vue du sens et de la mise en abîme que cela pouvait supposer, mais aussi au niveau du ressenti et de la réflexion que cela engendrait. Mais une question éthique se posait. Il ne fallait pas que ce soit une séance de torture pour les témoins qui s’expriment, évidemment.
Pendant un an et demi, j’ai rencontré environ une cinquantaine de personnes concernées par les blessures du visage, et je me rendais compte que dans tous les témoignages (c’était très curieux et cela ne m’était jamais arrivé avec d’autres films) les gens parlaient d’eux-mêmes de manière extrêmement détachée. Alors je me suis demandé si telle personne avait cette personnalité-là ou si elle était gênée à mon contact, ou si la perspective du film la rendait mal à l’aise. Mais à force, je me suis rendu compte que quasiment toutes les personnes réagissaient de la même façon, comme si elles me parlaient de quelqu’un d’autre. J’ai mis du temps à comprendre – pourtant il y avait une forme d’évidence – qu’à force de n’exister que par sa blessure (à laquelle le regard de l’autre renvoie en permanence), une partie de soi, de son identité est renvoyée sans arrêt à cette blessure.
Les personnes défigurées ne se pensent pas, évidemment, comme défigurées. Elles se lèvent le matin, et la première chose à laquelle elles pensent n’est pas qu’elles sont abîmées du visage. Mais le regard de l’autre les ramène sans arrêt à cela. Or, pour pouvoir se construire une vie, une destinée, un avenir, pouvoir mettre un pas devant l’autre, il ne faut pas se penser en permanence comme une personne exclue. C’est valable de cette exclusion-là comme de toutes les autres. Et la défiguration symbolise, d’une certaine façon, toutes les autres exclusions. C’est cela que je trouve intéressant. Du coup je me suis dit qu’il fallait qu’elles acceptent de parler d’elles-mêmes avec cette réalité là puisque c’était l’objet du film. Et à ma grande surprise quand j’ai proposé cette idée de témoignage devant le miroir, personne n’a été ni dérangé ni choqué et cela a littéralement libéré la parole.

A M : Pourquoi le Studio Harcourt ? La « patte » Harcourt pourrait sembler antinomique avec la défiguration ?

D C
: Parce que je voulais poser la question du beau et du laid et je trouvais intéressant de plonger ces personnes considérées comme laides dans un contexte qui est celui du glamour, des stars etc. Et puis il y a une particularité que je trouvais intéressante, c’est qu’on choisit sa propre photo chez Harcourt.
Et cela compte beaucoup puisque l’objectif du film était de redonner une visibilité à ceux qui l’ont perdue. Alors que si les témoins avaient été photographiés par un artiste très connu, le regard sur la défiguration aurait été celui de ce photographe, et moins la capacité des personnes filmées à se réapproprier une image valorisante d’elles-mêmes. En ce sens, le studio Harcourt est un choix décisif pour servir les intentions du film, parce que les témoins choisissent leur image. Certes le studio émet sa préférence au moment des planches contacts, mais on est vraiment libre de pouvoir choisir son image. À la fin du film, chacun réagit à sa propre image. L’une des témoins a d’ailleurs été déçue de son choix. Et ce n’est pas étonnant parce qu’elle est encore en reconstruction, alors que tous les autres (ou quasiment) sont plutôt dans des phases stabilisées. J’espère qu’on comprend dans le film que ce qui est problématique est le fait de fixer une image de soi lorsqu’on est encore en reconstruction et que son visage n’est toujours pas acceptable pour soi-même.

A M : Comment avez-vous fait pour que les personnes filmées se sentent à l’aise pendant le tournage et comment votre regard a-t-il évolué pendant le tournage et le montage ?

D C : La caméra est un objet. Elle porte un regard froid, sans âme, et sans considérations morales. Généralement, on la craint, mais on a tort. C’est celui qui la tient dont on devrait se méfier, pas de l’outil. Pour faciliter l’émergence d’une parole vraie, le travail du documentariste consiste à désacraliser l’objet caméra, à casser l’idée d’un cyclope intrusif. Notre rôle est de rendre le processus de tournage anodin, banal. Quant au dispositif du face-à-face avec soi-même dans le miroir, en dehors du fait que je trouvais cette mise en abîme intéressante pour ce qu’elle raconte de celui qui s’exprime tout en responsabilisant celui qui regarde, je ne voulais pas pour autant laisser les témoins seuls face au miroir. Alors finalement, j’ai fait ce que je ne fais jamais dans mes autres films : je me suis mis à l’image. On me voit très peu, parce que je suis dans le reflet du miroir de manière floue, distanciée. On me devine plus que l’on me voit. On m’entend également à deux ou trois reprises dans le film. J’avais le sentiment que pour aider la rencontre, il fallait un passeur, quelqu’un qui facilite la prise de contact entre le spectateur et le témoin, entre celui qui regarde et celui qui est observé. Ma position dans le miroir, c’est celle du spectateur.

AM : Les personnes filmées ont-elles vu le film et comment l’ont-elles reçu ?

D C : C’était indispensable que les témoins voient le film – généralement on ne montre pas les films aux témoins parce que lorsqu’on est filmé, on ne peut pas être satisfait ; on est regardé par autrui, par un regard totalement subjectif, même s’il se veut bienveillant. Mais dans les cas les plus extrêmes, et celui ci en est un puisqu’on pousse jusqu’au bout la question de la représentation, c’était indispensable que les témoins puissent voir le film. Et j’étais vraiment angoissé à cette idée. Je me disais que si j’étais passé à côté, cela aurait été vraiment tragique. Parce qu’on a toujours dans l’idée de pouvoir servir, non pas seulement un propos, mais avant tout ceux qui participent à un film documentaire. Heureusement, ils se sont tous reconnus ; ils revendiquent même le film. Et comme le film a la chance de se promener dans beaucoup de festivals, les témoins l’accompagnent avec les réseaux sociaux et viennent même aux projections.
Récemment, j’étais en Allemagne au Festival de Munich avec l’un des témoins ; c’était une victoire absolue pour lui de pouvoir s’exprimer en public comme ça, de reprendre possession de lui-même. Quand ça se passe comme ça pour un film, c’est merveilleux.

Et je repensais aux images que vous avez montrées tout à l’heure de Bruno Dumont. Et toujours ces questions qui naviguent pour l’éternité entre la fiction, le documentaire, le réel, la vérité, etc. Cela plonge toujours dans des questions et angoisses sans fin quand on s’attaque au film parce qu’il n’y a évidemment pas de vérité en documentaire, c’est toujours un regard subjectif. C’est « une » vérité, mais pas « la » vérité. Le documentaire s’inscrit dans un intervalle entre la fiction et la réalité. Ça peut être la captation du réel sans aucune intervention de ma part, de volonté d’organiser ce réel – sinon par la seule présence de la caméra qui modifie toujours l’environnement, le contexte, ce qui s’y déroule. Et ça peut être aussi, à l’inverse, une maîtrise de l’environnement, donc une mise en scène du réel, parce que les circonstances s’y prêtaient, parce que les gens se prêtent au jeu aussi, etc. L’identité du genre documentaire est donc multiple. C’est ce qui fait sa richesse, et sa force.
Pour que le film soit réussi, il faut que la rencontre le soit. Notre travail consiste à faciliter l’émergence d’une parole émise, celle des témoins, et la porter ensuite jusqu’aux spectateurs. Dans l’intervalle, c’est la création le vecteur. Mais c’est d’une extraordinaire complexité parce que nous n’avons pas toute la marge qu’un cinéaste de fiction peut avoir. Par définition, le réel nous échappe. Et les films documentaires se construisent autant sur le manque, sur ce qui manque au film (parce que l’on ne peut jamais obtenir l’intégralité de ce que l’on souhaite), que sur ce que le réalisateur arrive à attraper du réel qui s’offre à lui. 

A M : Comment avez-vous conçu votre rapport au spectateur pendant le tournage et le montage ? Faites-vous une différence entre spectateur de cinéma et de télévision ?

D C : Je ne me pose pas la question de la télé pour la télé, je conserve une démarche cinématographique. Le documentaire est une cinématographie et il n’est pas question d’en ressortir. On ne fait pas un reportage. En revanche, il est vrai qu’on peut se permettre plus de choses au cinéma et il y a un ajustement à faire à la télévision, mais je ne me sens vraiment pas frustré. Il y a beaucoup de choses qui peuvent se négocier. Par exemple, ce film a une durée plus longue que la durée attendue au départ. Je suis hors du cadre standard de 52 minutes. Le problème – je sors un peu du cadre de la conversation – est que le documentaire se réduit comme peau de chagrin à la télévision : il y a de plus en plus de reportages, de moins en moins de documentaires et ils sont programmés de plus en plus tard. Je crois que c’est surtout cela le vrai souci. Bien sûr, il y a beaucoup de films sans véritable écriture cinématographique, mais il me semble que ce qui est inquiétant, c’est surtout la place qui est attribuée au documentaire.

Pour revenir au film, c’est intéressant de poser la question du voyeurisme parce qu’on ne la pose jamais pour les autres films. Pourtant, face au réel, la position du spectateur est voyeuriste par définition. Nous sommes inactifs, et sans prises de risques face à la réalité d’autrui, face au film qui nous est présenté. C’est en ce sens que la position du spectateur est toujours voyeuriste. Mais, si la rencontre se fait avec le film, avec ceux que l’on découvre à l’écran, on sort de la relation voyeuriste à l’issue de la découverte du film. Concernant La disgrâce, la question du voyeurisme est quasi immédiate, mais elle tient plus à notre relation ambiguë avec la défiguration qu’autre chose. La mise en relation, la proximité, avec une personne défigurée nous dérange parce qu’elle nous projette dans sa destinée tout en nous renvoyant à nous-mêmes. La défiguration provoque quelque chose d’extrêmement troublant. Elle nous met face à un autre nous-même. Elle suscite une empathie immédiate en imaginant l’enfer que cela peut être, on est face à notre semblable et en même temps un autre. On ne sait pas comment agir, on est complètement désarçonné ; les premiers instants, même si c’est une poignée de secondes, c’est très difficile de trouver une attitude acceptable, rien n’est naturel, et c’est cela qui est pesant pour l’autre, parce que même si ce n’est pas un regard horrifié ou de rejet, on est interdit, on ne sait pas comment gérer ça, est-ce qu’il faut être excessivement empathique ? En fait il faut être soi-même. Mais qu’est ce qu’être soi-même quand on reçoit un choc – parce que c’en est un ? On a longuement parlé de tout cela avec les témoins.

Pour en revenir à la question du rapport à la télévision : ce à quoi la télévision oblige, c’est le rapport de la taille de l’image. La limite des films produits pour la télévision, c’est leur support de diffusion. La taille de l’écran télé, autrement dit. Même si les écrans d’aujourd’hui peuvent atteindre de très grandes dimensions, la production télé n’autorise pas vraiment une réalisation uniquement construite à l’aide de plans larges. À quelques exceptions près, les films produits pour la télévision exigent une réalisation principalement basée sur des plans moyens et des plans serrés. C’est d’ailleurs l’une des raisons pour lesquelles quelques plans suffisent pour savoir si l’on est face à un film de cinéma ou un film produit pour la télévision. Mais là, comme dans la plupart de mes films, j’étais près des visages puisque c’était l’objet même du film, donc la question ne se posait pas. 


A M : Comment s’est faite la sélection au montage ? 


D C : Comme la proposition était assez directe, il fallait garder, à mon sens, une forme de chronologie. C’est l’histoire d’une image qui est en train de se fabriquer, et de cette image valorisée, valorisante d’eux-mêmes, des témoins. Donc on suit la chronologie de la fabrication de cette photo. Et cela s’est imposé de manière tout à fait naturelle. Je dois dire que c’est l’un des rares films où le montage a été fait avec une forme d’évidence – alors qu’il y a toujours trois ou quatre nœuds majeurs dans un film au montage et on peut tourner autour très longtemps. Et là on a trouvé l’ossature de la structure et de la parole plutôt vite

Bien sûr, on a beaucoup travaillé après autour, mais c’est souvent cela qui est le plus difficile en documentaire, on n’a pas un scénario derrière. Même si on a une projection de ce qu’on veut, on n’obtient jamais ce qu’on veut exactement – ce n’est pas une fiction. Donc on doit composer une narration en partant de pas grand-chose. Et c’est pour cela que le montage est extrêmement complexe en documentaire. C’est très rare d’avoir exactement ce qu’on attend, c’est même suspect… 


Questions du public : Avez-vous ressenti une différence entre les gens défigurés de naissance ou par accident et quelle est la différence de traitement ? Comment expliquez-vous que les gens étaient très à l’aise et ont accepté de témoigner, même à travers un miroir ?

D C : Effectivement, vous avez raison de me rappeler à cette nécessité d’expliquer comment le film s’est construit. C’était évidemment indispensable d’avoir des personnages aux origines de blessure différentes et arrivées à différents moments de l’existence. Parce que cela n’est effectivement pas du tout la même chose de se construire dès l’enfance avec une tête défigurée ou à 30 ans suite à un accident de la route. Et bien souvent – même s’il n’y a pas de règle absolue – j’ai noté qu’il y a quand même une meilleure capacité à pouvoir s’accepter quand on doit composer avec ce que l’on est depuis longtemps, depuis l’enfance, depuis toujours. Gaëlle, par exemple, témoin du film qui était au Bataclan, a pris une balle dans le visage ; elle porte en plus tout ce poids psychologique singulier. Donc c’était important effectivement qu’il y ait toutes ces différences dans le film.

Quant à la question de savoir pourquoi les gens acceptent de faire des films, celui-là ou tous les autres : il me semble que quand on accepte de faire un film, c’est qu’on a besoin d’être entendu : on sait qu’on a quelque chose à obtenir du film, et en général on ne sait pas toujours très bien quoi. Et notre rôle en tant que réalisateur, en tout cas c’est mon point de vue, c’est d’essayer de deviner ce que les gens attendent du film alors qu’ils ne le savent pas toujours eux mêmes. C’est vraiment important de les accompagner dans ce processus.
Ce qui est dit au départ des raisons de la motivation n’est pas toujours ce qu’on trouve à l’arrivée, mais c’est important que les témoins arrivent à le définir et le formuler eux-mêmes. Je pense que le partage peut mieux se faire de cette façon-là. Parce que finalement, lorsque l’on réalise un film documentaire, on prend plus qu’on ne donne. C’est une position assez inconfortable. 


Questions du public : Pourquoi ne pas être passé par la parole ou un article ? Cela aurait été beaucoup plus facile que de passer par l’image pour parler de ce problème. C’est pour ça que je trouve magnifique qu’ils acceptent de parler pour le film. Comment avez-vous pu les convaincre ? 


D C : Parmi les gens que j’ai rencontrés, certains ne voulaient pas. D’ailleurs, je ne l’ai pas proposé à tout le monde ; je ne voulais pas que cela puisse susciter une déception. On fait inévitablement un choix parmi les gens qu’on rencontre, en se demandant quels sont ceux qui sont le plus adaptés au propos qu’on veut arriver à défendre. Et là c’est compliqué parce qu’on peut blesser des gens moralement, en leur disant qu’ils n’ont pas été choisis. Pourtant, à mes yeux, il était essentiel qu’un film existe sur cette question, et pas simplement un travail écrit pour décrire et analyser cette problématique de la défiguration. Un texte composé d’une succession de témoignages de personnes défigurées me paraissait insuffisant. Alors que justement, et cela rejoint votre question, le film consistait à redonner une visibilité à ceux qui l’ont perdue. Donc, lorsque je rencontrais des témoins potentiels, je ne pouvais pas dire « je suis en train de faire un casting » parce que ça aurait été épouvantable pour eux. Il y avait une règle absolue que je me suis imposée : il était hors de question que parmi les gens retenus pour le tournage, certains ne soient pas conservés dans le montage final du film. Si un témoignage n’est pas à la hauteur des besoins du film, on peut l’abandonner au montage. Ce n’est pas rare. Mais au regard du thème et de la réalité vécue par les personnes défigurées, la violence aurait été trop grande, c’était hors de question. Donc j’ai passé énormément de temps à m’interroger sur le bon choix de témoins, de personnages, au mieux qu’on puisse l’être en tout cas, puisqu’il s’agit du réel.


Questions du public : Et vous n’avez jamais pensé les filmer à l’extérieur et pas dans un studio 

D C : Non, pour les raisons que j’évoquais tout à l’heure : j’ai l’impression que cela mettait le spectateur un peu à l’abri. C’est beaucoup plus impliquant, il me semble, de tout à coup les voir dans un studio où on s’occupe d’eux ; ils prennent de jolies pauses, sont maquillés, valorisés. Au début on a une gêne et l’idée est qu’on puisse oublier cette gêne pour qu’à la fin du film le spectateur rencontre véritablement des individus, et pas simplement des visages abimés. Et je pense que suivre au quotidien une personne abimée du visage qui cherche du travail, l’amour, ou va acheter son pain, aurait certes permis d’assister à une réalité quotidienne mais on n’aurait pas été impliqué dans cette réalité. Et il me semblait important qu’on le soit. Parce qu’au fond, la question qui est posée in fine est « Qui sommes-nous » ?
 Les personnages du film s’interrogent beaucoup sur qui ils sont, et l’idée est que le spectateur finisse par se poser cette question pour lui-même également. Enfin, si le film fonctionne bien sûr, ce sera à chacun de se prononcer sur cet aspect des choses, si cette interrogation universelle parle à tous, ou pas.

 

Questions du public : Je voudrais revenir sur quelque chose que vous avez dit et qui m’a beaucoup touchée : la façon dont les personnages se présentaient de manière détachée. Personnellement, je travaille avec des personnes dans des conditions extrêmes de vie, des personnes sans abri. Et j’étais aussi très étonnée qu’ils se racontent comme des « autres ». Comme si les personnes voulaient casser la linéarité du regard de l’autre, celui qui impose le récit standard de « comment tu en es arrivé à cette situation ». Et d’une certaine manière c’est eux qui dominent la construction, ils placent leurs propres figures de la manière qu’ils veulent. Ils sont dans un processus. Et vous vous avez superposé deux dispositifs : la photographie qui fixe et le cinéma. C’est-à-dire que vous filmez en même temps des personnes qui sont photographiées. Comment vous concevez la relation entre processus et fixation ? 


D C : Pour le trouble que cela pouvait susciter, toujours dans cette volonté d’impliquer le spectateur – je suis un peu obsédé par cela dès que je fais un film. Certains documentaristes posent toujours la même écriture quel que soit le sujet traité. Je ne fonctionne pas du tout comme ça. Je fais des films avec des approches stylistiques différentes. J’essaie à chaque fois de trouver ce qui me semble, à tort ou à raison, la meilleure façon d’aborder les questions posées par les thématiques que j’aborde. Le huis-clos y répond souvent (la plupart de mes films sont construits en huit-clos). Là, il s’agissait de troubler le spectateur mais pas seulement en le confrontant à un visage qui peut paraître dérangeant, mais dans ce que ça renvoie de soi-même. Il y avait une volonté de créer ainsi du trouble, mais aussi parfois un cocon protecteur, parce que je ne voulais pas que le film soit provoquant. Le film se devait d’être invitant pour les personnages, mais aussi pour le spectateur. Et dans un studio on peut maîtriser intégralement la lumière, on peut la rendre avantageuse pour les personnages, sans jamais tricher avec ce qu’ils sont, mais en les valorisant. Il s’agissait de faire parler la laideur, ou prétendue telle, autrement. Avec une narration inscrite sur le déroulement d’une séance de prise de vues photo en studio, j’étais en maîtrise, en capacité, de pouvoir fabriquer une image valorisante des personnages. La mise en abîme dont vous parlez, est en effet à plusieurs niveaux de lecture. L’appareil photo recherche une façon de valoriser la défiguration, la caméra capte ce travail, et le miroir se veut l’écho, le « reflet » intérieur si l’on peut dire, d’une quête de la vérité de soi.
Enfin, les personnages se confrontent à la fin du film à la photographie réalisée, à cette représentation valorisante d’eux mêmes. Sans pour autant toujours apprécier cette image là. Etre défiguré, c’est souvent avoir une perception changeante de soi. Une perception jamais complètement définie, jamais vraiment fixe de soi-même.

Questions du public : Vous avez dit que la défiguration était l’un des derniers tabous. Pourquoi ?

D C : Parce qu’on est dans une société de l’apparence à un point extrêmement aigu. La personne abîmée du visage est un peu le chien dans un jeu de quilles. Elle perturbe tous les codes établis. Au bout du compte, on peut dire que le défiguré, parce qu’il gêne, parce qu’il dérange, porte en lui une dimension un peu anarchiste. D’une certaine manière j’aurais pu tenir le même propos avec des personnes extrêmement belles parce que la problématique est assez identique. C’est-à-dire : que l’on soit très beau ou très laid, selon les critères établis par la culture occidentale, on existe, dans les deux cas, pour ce que l’on représente et pas pour ce que l’on est. Alors évidemment la destinée sociale des gens très beaux est souvent facilitée, c’est un avantage social évident, à l’opposé complet de la réalité des personnes défigurées. Mais, il existe parfois une forme de souffrance, de demande de reconnaissance, chez les gens qui sont communément admis comme « beaux ». Ils subissent le regard de l’autre de manière un peu pesante car ils n’existent que dans la fascination de la beauté qu’ils exercent. Mais si j’avais fait un film sous cet angle là, il n’y aurait pas eu de contenu politique. La dimension critique portée sur une société qui bannit la différence, toutes les différences, qui glorifie la performance, la norme, et la beauté physique comme aboutissement de soi-même, n’aurait pas fonctionné, je pense. Tandis qu’avec les personnes défigurées l’ordre établi est chamboulé, y compris dans les échanges les plus basiques ; on ne sait pas s’il faut serrer la main, faire la bise, marquer la bise ou pas. On ne sait pas si l’on doit fixer du regard le visage de l’autre pour signifier que l’on considère l’autre comme son semblable au risque de susciter une gêne chez la personne défigurée. En somme, on est un peu perdu. On s’interroge, on est obligé de de réinterpréter les codes sociaux, les usages, etc…
On se pose tout un tas de questions qu’on ne se pose pas d’habitude. Donc cela déconstruit le jeu social, et avantageusement, je crois. Qu’est ce que nous dit la différence ? Que nous dit cet autre soi-même à la fois si lointain, et si proche. En ce qui concerne les personnes défigurées, la blessure narcissique est si intense, les conséquences sociales tellement profondes, que l’exclusion guette les plus nombreux. On n’a pas de travail quand on est défiguré, ou pas souvent. Quant à la vie affective et sexuelle, elle est très compliquée, comme vous pouvez l’imaginer.

Questions du public : Est-ce que les personnes défigurées expliquent leur choix dans le film, puisque vous dites qu’elles ont choisi ? 

D C : A la fin, oui. D’ailleurs, l’un des témoins n’aime pas sa photo, alors qu’il l’a pourtant choisie. Justement parce qu’il est encore en reconstruction. Le visage d’aujourd’hui ne sera pas celui de demain. Il faut comprendre que pour les personnes très abimées du visage, les reconstructions maxillo-faciales sont extrêmement longues ; de 10 à 60 opérations. Et au bout du compte on a le visage de sa lassitude des opérations. D’une certaine manière, les personnes défigurées réparées par la chirurgie esthétique n’ont pas le visage qu’elles devraient avoir. La chirurgie peut souvent faire encore mieux. Mais, les contraintes chirurgicales sont très importantes, et les convalescences longues et pénibles. En conséquence, beaucoup préfèrent se contenter d’un visage certes reconstruit, mais imparfaitement. Sans compter qu’il est psychologique difficile de se voir changer d’une opération à l’autre, presque à l’infini. Il y a une nécessité de bloquer ce processus du changement d’apparence permanent. D’enfin fixer une image définitive de soi-même. J’ai noté cela chez plusieurs témoins.

Questions du public : Je me pose toujours la question en regardant des documentaires de savoir si le réalisateur a lu certains textes philosophiques ou bien s’est inspiré d’un philosophe ?

D C : Je réfléchis énormément au film, c’est obsédant, ça rend le quotidien souvent pénible. Mais je pense qu’il faut garder une forme de spontanéité dans le geste. Il faut beaucoup penser avant et de toute façon comme le réel vous échappe, si vous commencez à essayer de charger ou de surcharger le sens… Mais cela ne veut pas dire évidemment qu’on ne se nourrit pas non plus. Je ne lis pas de philosophie pour répondre à votre question. Mais, je convoque plutôt mes souvenirs littéraires ou cinématographiques. Les images de manière plus générale. Je vais toujours chercher la peinture pour m’imprégner par exemple. En l’occurrence, cela s’imposait vu la nature du film et la prises de vues en studio ; le clair-obscur faisait sens, donc je me suis beaucoup replongé dans les livres d’art et dans quelques œuvres au Louvre ; j’ai profité d’être à Rome pour me replonger dans Le Caravage. Mais sur la question des philosophes eux-mêmes : quand on fabrique un film il faut se méfier de la théorie, du discours. Que naisse de cela quelque chose qui suscite et suppose une réflexion théorique, très bien, c’est naturellement l’une des fonctions du cinéma, mais il faut veiller, je crois, à ne pas s’enfermer dans le discours parce que cela peut produire quelque chose qui casse la spontanéité du geste, la relation immédiate à l’autre, la nécessite de l’altérité. Et cette spontanéité, même si c’est une spontanéité fabriquée parce qu’on a quand même beaucoup pensée en amont à la mise en œuvre du film, doit subsister. La spontanéité est la garante de l’émotion. Et c’est de l’émotion que doit venir la réflexion à mon sens. Et pas l’inverse. A l’émotion ensuite, de faire de la place pour la réflexion.



« La Disgrâce » (2018), Zadig Productions, 67’ - Didier Cros Auteur et réalisateur 


Ce film a été sélectionné dans les festivals suivants :

IDFA / THE NETHERLANDS mid-length competition 2018
FIPADOC / FRANCE mid-length competition 2019
NEWPORT BEACH INTERNATIONAL FILM FESTIVAL / USA mid-length competition 2019 DOKFEST MUNICH / GERMANY competition 2019
RAINDANCE / ENGLAND official selection 2019
INTERNATIONAL ETHNOLOGICAL FILM FESTIVAL / SERBIA competition 2019
CHAGRIN DOCUMENTARY FILM FESTIVAL / USA competition 2019
UNITED NATIONS DOCUMENTARY FILM FESTIVAL / USA competition 2019
PELOPONNISOS INTERNATIONAL DOCUMENTARY FESTIVAL / GREECE competition 2019 FRONTDOC / ITALY competition 2019
DOCS MX / MEXICO competition 2019
OFF CINEMA / POLAND competition 2019
UNAFF - UNITED NATION INTERNATIONAL FILM FESTIVAL / USA competition 2019 
CINEMA VERITE / IRAN compétition 2020
ENTRE DEUX MARCHES FILM FESTIVAL / FRANCE compétition 2020
JULIAN DUBUQUE / USA compétition 2020
RAMDAM FILM FESTIVAL / BELGIUM Official selection 2020
WALES INTERNATIONAL DOCUMENTARY FESTIVAL / WALES competition 2020

EXTRAORDINARY FILM FESTIVAL / Namur Belgique - «Prix du public»
FESTIVAL INTERNATIONAL DU FILM SUR LES HANDICAPS / Lyon France - Prix «coup de cœur»
FESTIVAL INTERNATIONAL DE CINEMA ENFOQUE Puerto Rico - Prix «meilleur documentaire»
BREAKING DOWN BARRIERS FILM FESTIVAL / Moscou - «Best film that shutters stereotypes»
CEBU INTERNATIONAL FILM FESTIVAL Philippines  - «Prix de l’humanitaire»
FESTIVAL INTERNATIONAL FRESCO Arménie - «Prix du courage»

Liens vers le dossier complet  : " La rencontre cinématographique avec autrui "

http://lcsp.univ-paris-diderot.fr/cineautrui/cineautrui.html

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